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Bon anniversaire à tous vos droits CONSTITUTION FÉDÉRALE ANS DE LA 175 LES

Bon anniversaire à tous vos droits

Édité par le Musée national suisse Musée national Zurich S AND S T E I N V ERL AG CONSTITUTION FÉDÉRALE ANS DE LA 175 LES

4 T5 TAB L E DE S MAT I ÈRE S Denise Tonella : Avant-propos U 6 Erika Hebeisen, Michael Kempf : Introduction U 10 Josef Lang : La liberté de religion, hôte étranger dans nos vallées U 15 Martin Lengwiler : La protection de la sphère privée : un droit fondamental entre protection de l’État et protection contre l’État U 23 Susanne Bennewitz : Le droit de cité accordé aux juifs pour la première fois U 31 Numa Graa : Le développement des garanties de procédure dans le droit constitutionnel fédéral U 39 Vanessa Rüegger : Les droits fondamentaux de la Constitution suisse : la liberté de la presse, la liberté d’opinion et la liberté de l’art U 47 Helen Keller : L’européanisation de la Constitution fédérale suisse U 55 Jacqueline Grigo : La liberté de qui ? La controverse au sujet du voile musulman en Suisse U 63 Regula Argast : Contre les décisions de naturalisation arbitraires : la Constitution fédérale à titre de correctif U 69 Debjani Bhattacharyya : Un droit fondamental au froid pour la Suisse ? U 77 Courtes biographies U 84 Conseils de lecture U 86 Achevé d’imprimer U 88

Introduction À l’occasion du 175e anniversaire de la Constitution fédérale, le Musée national souhaite à la Suisse bien des droits ! L’exposition et la publication qui l’accompagne nous permettent de revenir sur l’histoire des droits fondamentaux, aujourd’hui ancrés dans la Constitution suisse. Si certains de ces droits fondamentaux étaient déjà inscrits dans la première Constitution de 1848, la plupart y ont été ajoutés ultérieurement, et beaucoup d’entre eux ont d’abord été appliqués sous forme de droits non écrits. Dès le début, la Constitution fédérale suisse pouvait facilement faire l’objet d’une révision. Une partie substantielle des droits fondamentaux actuels fut introduite dans la Constitution lors de sa révision totale en 1999. La première Constitution de la Suisse moderne n’est pas le fruit de l’invention d’une commission il y a 175 ans de cela, et elle n’est pas non plus tombée du ciel. Elle repose sur des modèles connus et plus audacieux, en premier lieu la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, issue de la Révolution française, et la Constitution américaine. De surcroît, la naissance de la Constitution fédérale suisse a été laborieuse. Il n’était pas du tout évident qu’elle survive et soit viable. Encore plus ambitieuse, son initiatrice directe, la Constitution de la République helvétique, n’a tenu que près de cinq ans aux alentours de 1800. Pour sa part, le Pacte fédéral de 1815, qui réglait l’union des cantons souverains, n’était pas une Constitution démocratique. En fait, la démocratie suisse a fait ses premiers pas au début des années 1830 dans les cantons libéraux, bien qu’une Constitution fédérale élaborée par les libéraux en 1832 ait connu un échec cuisant, entrant dans l’histoire suisse sous le qualificatif « d’avorton ». Durant les quinze années suivantes, les conflits confessionnels s’intensifient au sein de la Confédération. La querelle entre conservateurs et libéraux au sujet du fondement politique d’une future Suisse s’envenime et entraîne la guerre dite du Sonderbund en ER I K A HEB E I S EN | M I CHA E L K EMP F

10 T11 novembre 1847. Avec l’aide des princes et des souverains entourant la Suisse, les cantons réunis dans le Sonderbund auraient pu empêcher cette expérience libérale au cœur de l’Europe, si ces mêmes voisins ne s’étaient pas trouvés aux prises avec les révoltes libérales au sein de leur propre pays. Épargnée de toutes interventions militaires de l’extérieur et grâce à une victoire rapide des troupes fédérales, une commission constitutionnelle entame les travaux, à Berne, le 17 février 1848. Prête à faire des compromis, celle-ci conçoit dans un délai raisonnable un projet à même d’obtenir le consensus de la majorité. Ce dernier s’impose dans le cadre d’une procédure électorale pas totalement irréprochable. Le 12 septembre 1848, la première Constitution fédérale suisse entre en vigueur. Accompagnée d’un système bicaméral, la Constitution tient compte des exigences des fédéralistes et pose les bases d’une démocratie qui, dans un premier temps, est représentative. V Pour la première fois depuis l’échec de la République helvétique, les libéraux conçoivent à nouveau en 1832/33 une Constitution fédérale démocratique. Dans l’illustration, celle-ci est considérée symboliquement comme un « avorton ». Au fond à droite, des libéraux réputés jouent le rôle des accoucheurs. Devant, au centre, ils sont réunis pour le « baptême d’urgence » d’un nouveau-né. D’orientation conservatrice, le dessinateur ne lui donne aucune chance de survie. Ludwig Adam Kelterborn (attribué à), caricature d’idéologie conservatrice sur les travaux de révision du Pacte fédéral de 1815, vers 1833, lithographie sur papier | Musée national suisse

Les perdants catholiques et conservateurs de la guerre du Sonderbund se tiennent d’abord à l’écart de la politique fédérale de Berne. La force motrice est représentée par les libéraux, qui doivent désormais mettre en œuvre sur le plan politique leurs acquis constitutionnels. En même temps, les mouvements libéraux-radicaux, et finalement aussi les socialistes, ne tardent pas à faire part de leurs intérêts. Leur pression politique transforme une démocratie représentative pour les hommes chrétiens jusqu’en 1891 en démocratie semi-directe pour presque tous les hommes. Les cinq textes réunis dans cette publication reviennent sur cette époque fondatrice et politiquement mouvementée du jeune État fédéral. Ils s’intéressent en particulier aux droits fondamentaux avant la lettre et aux questions importantes telles que : Qui est concerné ? Qui peut participer à la prise de décision ? Outre les petites minorités, toutes les femmes ainsi que les hommes juifs sont exclus du droit de vote et d’éligibilité. L’article de Susanne Bennewitz souligne le faible soutien apporté par la société à l’émancipation juive et, par conséquent, les progrès hésitants de l’égalité juridique en Suisse. Outre la participation politique de couches plus amples de la population, la liberté de la presse est le droit fondamental le plus important inscrit dans la Constitution fédérale de 1848. Dans son article, Vanessa Rüegger retrace le chemin parcouru depuis l’interdiction de la censure à la liberté artistique, dans un processus d’élargissement progressif de la liberté des médias. Initialement, la première Constitution suisse garantit la liberté religieuse uniquement aux deux confessions chrétiennes. La contribution de Josef Lang explique pour quelle raison il en était ainsi et à quel point cette liberté était fragile pour d’autres communautés religieuses. Pour sa part, Martin Lengwiler examine comment s’est formée la prise de conscience concernant la protection de la sphère privée, et quelle sphère privée est considérée comme digne de protection. Enfin, Numa Graa se lance à la recherche des premières allusions à des procès équitables en droit pénal, qui finalement, grâce à l’européanisation de la jurisprudence suisse au cours du dernier tiers du XXe siècle, ont trouvé leur place dans la Constitution fédérale.

12 T13 Pendant plus de 120 ans, l’État fédéral suisse reste une démocratie purement masculine. En 1971, l’introduction du suffrage féminin octroie aux Suissesses le droit de participer à la vie politique. À partir de ce grand pas vers la démocratisation du pays, l’exposition et la présente publication abordent la formation des droits fondamentaux qui ont été introduits dans la Constitution de 1999 en vigueur aujourd’hui. Avec la ratification de la Convention européenne des droits de l’homme en 1974, la Suisse s’intègre dans un système juridique de niveau supérieur. Dès lors, les jugements de la Cour européenne des droits de l’Homme (CrEDH) à Strasbourg, ceux du Tribunal fédéral et les initiatives populaires participent ensemble au développement de la Constitution. L’article de Helen Keller évoque la manière dont les droits fondamentaux européens ont été intégrés dans la Constitution fédérale suisse. Dans un exemple illustrant la procédure de naturalisation dans les années 1960, Regula Argast montre les idéologies qui perdurent encore aujourd’hui contre la participation politique des étranger-ères en Suisse. Jacqueline Grigo examine, quant à elle, le fait que la liberté de croyance, encore à la fin du XXe siècle, n’est pas appliquée à toutes les communautés religieuses, comme l’illustrent les débats politiques et juridiques autour du voile des femmes musulmanes. Comme le montrent les articles réunis ici, la Constitution fédérale suisse est capable d’intégrer les changements vécus par la société parce qu’elle peut être révisée et complétée. À l’avenir, cela sera aussi nécessaire pour traiter de manière démocratique les sujets politiques controversés : la population étrangère résidente, qui représente maintenant un quart de la population suisse, devrait-elle avoir le droit de participer aux décisions politiques ? Quels éléments faudrait-il intégrer ou pas dans une Constitution afin que la liberté de croyance s’applique à toutes et à tous ? Comment inciter les géants de la technologie à respecter la sphère privée de leurs utilisatrices et utilisateurs ? Ou encore, comment adapter la Constitution pour faire face de manière adéquate à la crise climatique ? En ce sens, la perspective proposée par Debjani Bhattacharyya dans cette publication pose la question suivante : la Suisse a-t-elle besoin d’un droit au froid ?

Cst. 1874, art. 49. liberté est inviolable de conscience et de croyance La

14 T15 J O S EF L ANG La liberté de religion, hôte étranger dans nos vallées Dans son message relatif à la révision totale de la Constitution en juin 1870, le Conseil fédéral écrivait : « La notion de liberté de religion provient de ce pays des libertés situé au-delà de l’océan. Elle est revenue vers la vieille Europe, tel un hôte étranger inspirant la méfiance, sans visiter d’abord nos vallées. » La Suisse est certes « le pays de la liberté politique », mais la « liberté de religion » est « restée depuis toujours très restreinte par la loi et les coutumes. » La Constitution fédérale de 1848 plaçait déjà la liberté politique au-dessus de la liberté de religion. Elle avait tout de même mis sur un pied d’égalité les confessions et les citoyens chrétiens. Cela signifie que les catholiques dans les cantons protestants et les protestant-es dans les cantons catholiques disposaient de la même liberté d’établissement et de croyance, ainsi que des mêmes droits politiques. La forte campagne d’opposition qui s’éleva en été 1848 montre l’énorme avancée que cela représentait. À Uri, un ancien landamman alerta sur le fait qu’« à l’avenir, les protestants auraient le droit de prêcher dans les rues d’Altdorf. » À la Landsgemeinde de Nidwald, on allégua que « les catholiques allaient être dominés par des protestants. » À Zoug, des prêtres présagèrent que les « catholiques devraient renoncer à leur foi et se convertir au protestantisme. » La résistance opposée aux citoyen-nes d’autres confessions, également vécue dans les régions protestantes, explique en grande partie les entraves à la participation politique subies par plusieurs nouveaux arrivants, hommes et femmes, dans les communes. Les communes bourgeoises furent remplacées ou complétées par les communes politiques après la première révision totale de la Constitution, confortant ainsi les minorités confessionnelles. Les institutions modernes garantissaient plus l’égalité des droits religieux que

16 T17 les institutions traditionnelles. L’empreinte religieuse des écoles primaires demeura un problème important, en particulier dans les régions conservatrices. De ce fait, la liberté de culte et la tolérance furent aussi revendiquées dans le nouvel article de la Constitution de 1874 concernant les écoles. Celui-ci engageait les cantons à offrir des enseignements pouvant être fréquentés par tous, « sans préjudice de leur liberté de conscience ou de croyance. » Grâce aux lois fédérales, d’autres progrès furent déjà réalisés auparavant. En 1851, l’Assemblée fédérale abrogea les règlements cantonaux qui constituaient un obstacle au mariage entre couples de confessions différentes. Ensuite, le mariage civil et le droit du divorce furent inscrits dans la Constitution de 1874. L’exclusion des juives et des juifs suisses de tous les droits susmentionnés était l’une des plus grandes faiblesses de la Constitution fédérale de 1848. En Argovie, l’égalité des droits des juives et des juifs qui y vivaient à l’époque, c’est-à-dire un tiers des 4216 juives et juifs du pays, fut fortement rejetée en 1862. Le principal porte-­ parole du mouvement antisémite Mannlisturm était aussi à la tête de l’Association Pie IX, ainsi nommée en l’honneur du souverain pontife de l’époque. Les principes programmatiques de la lutte contre l’émancipation de la population juive étaient les suivants : « Les juifs ne peuvent être ni nos concitoyens ni nos compatriotes. Historiquement, la Suisse est une patrie chrétienne. » Après avoir statué sur l’égalité des droits politiques des juifs en Argovie, la Confédération était appelée à la mettre en œuvre. Une votation sur la première révision partielle de la Constitution fédérale eut lieu en janvier 1866. La liberté d’établissement et l’égalité des droits pour la population juive furent approuvées à la majorité, mais leur liberté de culte et de croyance fut rejetée de justesse. En Suisse centrale, près de 80 % de l’électorat vota contre. Ainsi, la liberté religieuse juive devint un des thèmes centraux du débat qui s’ensuivit sur la révision totale. Un conseiller aux États uranais s’y opposa en ayant recours à une formule des plus modernes : « La Suisse doit-elle être un État chrétien ou un État cosmopolite ? » Le 19 avril 1874, avec une participation de 82 %, les deux tiers de la population masculine se prononcèrent en faveur d’un État fédéral laïque. V Les couvents et l’ordre des jésuites étaient les deux principaux points de discorde dans la lutte pour l’État fédéral. D’un point de vue libéral, ceux-ci amplifiaient la division du pays au niveau confessionnel. La caricature réalisée par un catholique libéral présente un jésuite faisant pression sur les fidèles. Martin Disteli, Prédication d’un zélote, ébauche pour un mouchoir, Soleure, vers 1834, dessin à la plume peint à l’aquarelle. | © Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève, photographe : André Longchamp

18 T19 Dans le cadre du Kulturkampf pour séparer la citoyenneté de l’appartenance religieuse, l’interdiction de l’ordre des jésuites, déjà inscrite dans la Constitution de 1848, fut renforcée. Les membres de l’ordre n’eurent même plus le droit d’exercer individuellement leur foi. La fondation de nouveaux couvents fut également prohibée, et l’éligibilité des ecclésiastiques au Conseil national et au Conseil fédéral refusée. Quant à la création de nouveaux diocèses, elle devait être autorisée par la Confédération. Ces articles d’exception V Près de 20 ans après la reconnaissance de la liberté de croyance juive dans le cadre de la nouvelle Constitution fédérale de 1874, celle-ci fut à nouveau restreinte par l’acceptation en 1893 de la toute première initiative populaire. La caricature montre que lors de la bataille électorale marquée par l’antisémitisme, l’accusation de meurtre rituel contre les juifs fut récupérée. Caricature sur l’interdiction de l’abattage rituel, Nebelspalter, vol. 19, numéro 33, Zurich, 19. 8. 1893 | Nebelspalter, Zurich V Catholique libéral, Augustin Keller fut entre 1835 et 1875 une figure clé de la lutte pour un État fédéral laïque. En 1841, il proposa la suppression des couvents d’Argovie et, en 1844, celle de l’ordre des jésuites. Dans les années 1860, engagé dans la défense de l’égalité des juifs, une loge juive fondée en 1907 à Zurich fut baptisée à son nom. Portrait d’Augustin Keller, Kunstanstalt C. Knüsli, Zurich, chromolithographie sur papier | Musée national suisse

Cst. 1999, art. 29, al. 1 Toute personne dans une procédure judiciaire ou administrative, à ce que sa cause soit a droit traitée équitablement

38 T39 NUMA GR A A Le développement des garanties de procédure dans le droit constitutionnel fédéral Outre les droits fondamentaux de l’individu, la Constitution actuelle en Suisse contient de nombreuses garanties de procédure dans le domaine judiciaire (articles 29 à 32). Avant 1999, la majorité de ces droits n’étaient pas expressément inscrits dans la Constitution. Mais cela ne veut pas dire qu’ils étaient pour autant ignorés par les tribunaux. La Constitution fédérale de 1848 mentionnait peu de garanties de procédure et de droits fondamentaux. Par exemple, il était prévu que certaines affaires pénales – les délits politiques en particulier – devaient être jugées par le Tribunal fédéral, avec un jury. Abolies désormais, de telles cours d’assises étaient considérées comme la garantie d’une bonne administration de la justice, contrôlée par les citoyens, comme d’usage depuis longtemps en Angleterre ou depuis la Révolution en France. La Constitution garantissait également à tous l’accès aux tribunaux de leur domicile (article 53). Il s’agissait avant tout d’interdire les tribunaux extraordinaires. De tels tribunaux avaient été établis dans certains cantons après les troubles politiques des années 1840, comme en Valais en 1844. Après la défaite de la « Jeune Suisse » libérale à la bataille du Trient, les conservateurs victorieux avaient instauré un tribunal spécial, le Tribunal central. Ce tribunal avait jugé les délits politiques et réprimé l’opposition. L’article 4 de la Constitution fédérale joua par la suite un rôle important concernant l’élaboration des garanties de procédure. À l’origine, celui-ci était censé assurer avant tout l’égalité politique en garantissant le respect des droits civiques accordés à l’origine à tous les citoyens (masculins).

La Constitution fédérale de 1874 allongea à peine la liste des droits de procédure. Elle fit cependant du Tribunal fédéral un établissement permanent chargé de se prononcer sur les atteintes aux droits constitutionnels des citoyens, tâche jusqu’à présent réservée au Conseil fédéral et à l’Assemblée fédérale. À partir de 1877, le Tribunal fédéral reconnut notamment la possibilité d’obtenir justice comme un droit fondamental. Il indiqua ainsi que le refus des autorités de rendre justice aux citoyens violait le principe d’égalité de traitement. Les années suivantes, il dégagea de l’article 4 l’interdiction des décisions judiciaires arbitraires. En conséquence, les décisions qui s’apparentaient à un refus d’appli-

V En Valais, à la suite des expéditions des Corps francs, les libéraux armés se soulèvent contre le gouvernement catholique et conservateur, ce qui aboutit à un massacre près du Trient le 25 mai 1844. Le procès des survivants est assuré par un tribunal d’exception. Ce type de procédure judiciaire menée par les autorités est interdit par la Constitution de 1848. Martin Disteli (attribué à), La bataille du Trient, 1844, lithographie | Musée national suisse quer la loi devaient être considérées comme une violation du droit constitutionnel. Ultérieurement, le Tribunal fédéral déduisit même du principe d’égalité de traitement qu’une partie sans ressources suffisantes avait droit à l’assistance juridique gratuite. L’accès à un tribunal ou l’obtention de certaines preuves ne devaient pas lui être refusés en raison de son incapacité à en assumer elle-même les frais. Progressivement, le Tribunal fédéral reconnut aux parties – notamment dans une procédure civile ou pénale – le droit d’être entendues avant tout jugement. Ce droit d’être entendu supposait qu’une personne prévenue puisse consulter les documents de procédure,

42 T43 V Le Tribunal fédéral corrige en partie les lacunes dans les jugements prononcés par les tribunaux cantonaux. Il uniformise ainsi les pratiques hétéroclites existant au niveau de la jurisprudence suisse. Jusqu’au XXIe siècle, il n’existe pas de procédure judiciaire unifiée en Suisse. Bâtiment du Tribunal fédéral, album photos de Peter et Ruth Herzog, Lausanne, août 1912 | Musée national suisse V Le libéral allemand Ludwig Snell arrive en Suisse comme réfugié politique. Il porte le principe selon lequel une personne accusée reste innocente jusqu’à sa condamnation. La présomption d’innocence n’est pas inscrite dans la Constitution fédérale de 1848. Carl Friedrich Irminger, Portrait de Ludwig Snell, Zurich | Musée national suisse notamment ceux qui révélaient l’identité des témoins interrogés. La Haute Cour indiqua également qu’une personne prévenue ne pouvait pas être condamnée si elle n’avait pas été valablement convoquée aux débats pour pouvoir se défendre. De décision en décision, le Tribunal fédéral aménagea ainsi le droit d’être entendu, tel qu’il est désormais prévu dans la Constitution fédérale de 1999 pour toute procédure judiciaire ou administrative (article 29). Ce droit permet aujourd’hui à toutes les personnes impliquées dans une procédure judiciaire de s’exprimer avant un jugement, d’avoir accès au dossier, de présenter des preuves pertinentes ou d’obtenir une décision motivée.

Cst. 1999, art. 38, al. 1 de la nationalité et des droits de cité par filiation, par mariage ou par adoption La Confédération règle l’acquisition et la perte

68 T69 REGU L A ARG A S T Contre les décisions de naturalisation arbitraires : L A CONS T I T U T I ON F ÉDÉ R A L E À T I T RE DE CORREC T I F La nationalité suisse repose sur les droits de cité définis à trois niveaux : fédéral, cantonal et communal. Dans le cas de la naturalisation ordinaire, les communes endossent un rôle clé, ce qui peut accroître le risque de décisions arbitraires ou discriminatoires dans ce domaine. Les droits fondamentaux inscrits dans la Constitution fédérale représentent un correctif important. Par un froid matin d’hiver en 1963, Vittoria Zanetti (nom modifié), candidate à la naturalisation âgée de 20 ans, s’est présentée à la commission du Conseil communal de Bâle. Vittoria est née et a grandi à Bâle. Son père est originaire d’Italie, sa mère de Bâle. La candidate à la naturalisation, de nationalité italienne comme son père, a complété sa formation scolaire à Bâle par un apprentissage d’assistante dentaire. Elle dispose de l’autorisation fédérale de naturalisation. Les deux premières enquêtes menées par le bureau d’état civil, les certificats de travail et les informations obtenues auprès de l’entourage n’ont révélé aucun élément défavorable. Dans le vénérable hôtel de ville de Bâle, Vittoria Zanetti doit se soumettre aux questions de la commission représentée par onze dames et messieurs. Ses membres sont installés à une table, certains encore plongés dans leur conversation. Pendant un « assez long laps de temps », comme l’indiqueront les informations du recours d’avril et d’octobre 1964 contre le rejet de la demande établi par l’avocat de Zanetti et soumises au Conseil d’État de Bâle et au Tribunal fédéral, la candidate est restée dans l’incertitude, ignorant même si l’examen « officiel » avait déjà commencé. Soudainement, une conseillère communale a posé la première question : Vittoria Zanetti saurait-elle « expliquer la présence de femmes dans cette salle ? ». « Cela doit avoir un rapport avec le droit de vote des femmes », a vaguement répondu la candidate. En effet, les Bâloises avaient obtenu le droit de vote de la commune bourgeoise le 7 décembre 1958.

70 T71 Dans le dossier, on peut lire qu’à la réponse de Vittoria, « la dame ayant posé la question [a été] irritée ». Aussi, «Madame la conseillère [semble ressentir] le besoin de manger des chocolats dans un sachet ouvert devant elle. » Un des conseillers a souhaité savoir comment « se rendre à Olten ou à Lucerne. » Vittoria a répondu spontanément : « En suivant les panneaux. » Et les mots se sont enchaînés. Le conseiller : « Vous déplacez-vous à cheval ? » Zanetti : « Non, en voiture. » Et le conseiller de reprendre en dialecte: « Quoi, vous avez aussi une voiture ? » Et la demande a été refusée. Conformément au paragraphe 2d de la loi sur la nationalité à l’époque en vigueur à Bâle, la raison officielle a été : « mode de vie manifestement répréhensible ». Le cas de Vittoria Zanetti a été l’un des 20 cas entre 1950 et 1969 de candidats étrangers ayant de posé un recours contre le rejet de leur demande dans le canton de Bâle-Ville. Toutes et tous étaient des immigré-es de la première et deuxième génération, majoritairement d’Allemagne et d’Italie. Au bout de quinze années de résidence dans le canton, le droit à une procédure de naturalisation gratuite était accordé aux personnes de moins de 45 ans. Le paragraphe 2d était un vestige datant de 1902. À l’époque, la Confédération et les cantons comme Bâle, Zurich et Genève voulaient faciliter la naturalisation. Face à l’augmentation de la population étrangère résidente, l’intégration citoyenne devait être encouragée. La tentative d’introduire un droit du sol au niveau fédéral échoua vers 1900. Le canton de Bâle-Ville développa avec la loi sur la nationalité du 19 juin 1902 le droit déjà existant de naturalisation gratuite et introduisit un droit de recours. Les critères d’exclusion comprenaient notamment, comme déjà dans la loi de 1879, le critère du «mode de vie manifestement répréhensible ». Le mode de vie d’une personne considéré donc comme « répréhensible » empêchait la naturalisation. L’interprétation de ce paragraphe s’élargit davantage dès la fin de la Première Guerre mondiale. Le terme percutant de « surpopulation étrangère » s’était imposé dans la politique de naturalisation du canton de Bâle-Ville. Dans sa réponse au Tribunal fédéral du 24 novembre 1964 sur le cas Zanetti, le Conseil d’État a indiqué que V Dans les années 1960, le canton de Bâle-Ville rejette la demande d’une jeune Italienne désireuse d’obtenir la nationalité suisse. La candidate est certes « née à Bâle, elle y a aussi passé son enfance, y a été scolarisée et employée » ; il y a aussi « à Bâle ses parents, ses amis et des connaissances ». Mais cela est insuffisant aux yeux du Conseil d’État de Bâle en tant que « preuve stricte » de son «assimilation». Archives de la commune, droit civil de la commune de Bâle C 1,6, Allg. und Einzelnes, recours | Archives cantonales de Bâle-Ville

72 T73 l’obstacle à la naturalisation, « le mode de vie manifestement répréhensible », était considéré traditionnellement comme une clause générale. La commune a ainsi argumenté dans sa lettre au Tribunal fédéral du 16 novembre 1964 : le «motif de refus » du «mode de vie manifestement répréhensible » est «interprété de manière très large, selon une pratique datant de plusieurs décennies ». Tous les candidats et toutes les candidates qui « sont refusé-es en raison de leur orientation politique, de traits de caractère déplaisants ou d’un manque d’assimilation » sont associé-es à ce motif. La vérification de la demande de Vittoria Zanetti a abouti au jugement suivant : celle-ci serait « immature, avec différents défauts de caractère et surtout insuffisamment liée à son pays d’adoption ».

V Elisabeth Vischer-Alioth tient un discours le 5 décembre 1961 en tant que doyenne du conseil communal suivant (Bürgerrat, aujourd’hui Bürgergemeinderat) dans la salle des conférences du Gemeindeparlament. Trois ans auparavant, les Bâloises obtenaient le droit de vote dans la commune bourgeoise. Hans Bertolf, Erstmals Frauen im Bürgerrat (Des femmes pour la première fois au conseil communal), National-Zeitung, Bâle, 6. 12. 1966 | BSL 1013 1-1746 5 | Archives cantonales de Bâle-Ville V En 1963, dans l’imposante salle, cette étrangère de deuxième génération de Bâle doit se soumettre aux questions de la commission. Sa demande de naturalisation est rejetée. Ultérieurement, la commune de Bâle justifiera son refus par l’argument selon lequel la candidate à la naturalisation « est surtout insuffisamment liée à sa patrie d’adoption ». Salle du conseil communal de l’Hôtel de ville de Bâle | AL 45, 4-33-5 | Archives cantonales de Bâle-Ville

La Constitution fédérale suisse fête ses 175 ans. À l’occasion de son anniversaire, le Musée national suisse présente une exposition sur la valeur des droits fondamentaux. Pour accompagner l’exposition, cette publication retrace en neuf articles la chronologie de la naissance de certains droits fondamentaux et s’intéresse à la manière dont cela s’est fait et pour quelles raisons.

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